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Tracks / Sagazan

 

Le Monde : Cristina Marino, 1 mai 2017

A Reims, Orbis Pictus anime les multiples visages de la marionnette

« (…) C’est dans la direction des arts plastiques, et plus précisément du côté de l’installation-performance, que lorgnent les quatre autres spectacles présentés lors de cette huitième édition d’Orbis Pictus. A commencer par le spectacle inaugural, la performance hors du commun proposée vendredi soir par l’artiste Olivier de Sagazan, Transfiguration. Difficile de rendre compte par des mots de cette représentation inclassable à la frontière entre le « body painting », la transe, la transformation physique. Une chose est sûre : le public ne ressort pas indemne de ces quarante minutes passées à voir le visage et le corps d’Olivier de Sagazan se métamorphoser peu à peu en une créature grotesque, à mi-chemin entre l’animal, le monstre, l’alien, et quel que soit le sentiment que l’on éprouve face à cette œuvre indéfinissable (malaise, rejet, dégoût, admiration, stupéfaction, etc.), on ne peut s’empêcher de réfléchir à ce que cette transformation radicale d’un être vivant en une chose innommable, inqualifiable implique au niveau de la notion même d’humanité. »

 

L’Obs

« Olivier de Sagazan est un des artistes les plus fascinants d’aujourd’hui, dans ses œuvres graphiques et peut-être plus encore dans ses performances. Il m’est arrivé, quelques rares fois, de me dire devant un texte ou un spectacle : « c’est ça, c’est exactement ça ». Sentiment d’une nécessité parfaite. Que cela devait être fait. J’ai ressenti cela avec Novarina ou Chevillard. A présent avec Sagazan.

Dans son impressionnante performance Transfiguration, il métamorphose à vue sa tête, avec de la peinture, des objets, pour en faire de terrifiants masques de bêtes, de suppliciés, de morts vivants. Dans Sanctus Nemorensis, en pleine forêt, il se transforme en hommes des bois, en cannibale, en divinité sauvage. Dans Lenfermoi, c’est une sorte de personnage de slapstick qui entre en scène, costume gris, chemise blanche, visage entre le mime Marceau et Artaud. Il pénètre dans une roue dans laquelle, pendant plus d’une heure, il va courir sur place et déclamer un texte en partie improvisé. Le personnage tourne en rond en lui-même, mouline son langage, à la recherche de la parole juste. Enfermé dans son moi, enfermé dans l’enfer de ses mots. La cage où il court se situe quelque part entre une roue de hamster pour récit kafkaïen et un supplice répertorié de l’Hadès, entre rocher de Sisyphe et tonneau des Danaïdes. Son discours d’abord tente de s’arrêter sur des mots solitaires, n’y parvient pas, se relance, approche d’objets désirés, repart comme pour couvrir de bruit ce qu’on ne saurait énoncer. Cela tourne à la glossolalie furieuse, puis, dans le noir, à des incantations vaudou, à des invocations de sorcier africain. Les montants de la roue deviennent tribune de Hitler, montants de la Croix, mais les paroles sacrées ne parviennent encore à dire que le moi. La verbigération se poursuit inlassablement, les mots se métamorphosent par paronomase, empiètent les uns sur les autres, on dirait du Lacan psalmodié par un Pierre Rep en folie. C’est une parodie de la langue en tant qu’elle ne parvient pas à sortir l’individu de lui-même, sauf peut-être, précisément, dans cette parodie même, où elle finit par s’épuiser. C’est cela qu’il faut peut-être : épuiser le corps et la langue pour en sortir. On n’est pas très loin de la démarche de Novarina, sous une forme très différente. Parfois l’éclairage s’éteint, on ne voit plus dans le noir que des points lumineux sur le corps de l’artiste, suivant ses mouvements, comme une giration de constellations. La performance, véritable exploit physique, met en jeu le corps, le souffle, la parole, la lumière. Elle est à la fois plastique et littéraire. Totale, donc. Très loin des froides élaborations de concepts ou des symboliques pataudes de certains artistes, elle saisit, elle enthousiasme. »

Pierre Jourde

Ouest France : La performance monstre d’Olivier de Sagazan

Le réalisme spirituel d’Olivier De Sagazan 

« Olivier de Sagazan extrait de lui-même une mémoire primitive, où la recherche spirituelle se traduit dans les matériaux les plus frustes. Le primitif et l’enfant ne voient guère les choses comme elles sont et l’artiste partage avec eux cette, manière de tirer des étoiles de la boue. Il dit la condition humaine, avec un réalisme bouleversé presque célinien (il a suivi des études de médecine), la vie, I’amour et la mort, d’une manière abrupte, immédiate, qui a pourtant sa part de douceur et de tendresse. On accouche, on nait, on meurt, on aime, on a le corps traversé d’aiguilles, et on ne voit guère ce qu’il pourrait s’interdire de représenter. Il dénude l’homme, montre sa vie dans ses petites cases vaudoues, le sculpte yeux grands ouverts, des yeux étonnés, qui savent qu’ils viennent de s’ouvrir et qu’il faut déjà se fermer, qui portent des espaces infinis.

Certes, la joie n’a que peu de place chez l’homo sagazanus. Les corps sont comme les soufflés d’Hiroshima, les figés de Pompei. Sauf qu’ici, la grande catestrophe, c’est la vie, avec seulement la distance du regard pour y loger un peu de grâce. Certains visiteurs du Rayon Vert se sont enfuis en courant, hagards : Les fétiches de Sagazan ont de quoi inquiéter, non parce qu’ils sont, mais par leur origine : on croyait que ces choses-la étaient exclusivement d’Afrique. Mais si un Européen est capable de ça, n’avons-nous pas tous, à l’intérieur de nous cette vision magique qui ne demande qu’à s’éveiller?: Et ne croyons pas que Sagazan est seulement un naÏf un peu cruel. D’après Cécile Nivet, « il raconte une opération à cœur ouvert comme Ie plus beau spectacle de sa vie. »

Daniel Morvan

Bernard Noël

 

« Voilà ce qui frappe quand on regarde les images d’une performance d’Olivier de Sagazan, images pourtant au second degré puisqu’une machine les a filmées. Ce décalage, en vérité, importe peu et même souligne sans doute l’engagement dans la mise à mal du visage et dans les diverses agressions qui le déforment. S’en prendre au visage, n’est-ce pas s’en prendre à ce qui caractérise l’humain ? On voit soudain paraître cette « humanimalité » dont Michel Surya inventa le concept pour en faire le titre d’un livre indispensable.
L’humanimalité d’Olivier de Sagazan est une métamorphose qui change sa face jusqu’à en faire la chose innommable greffée sur le cadavre de son visage. Tout cela, qui constitue un spectacle exemplaire, échappe cependant au spectacle à cause de l’oeuvre qui lui sert de support et qui n’a cessé de s’amplifier en occupant l’existence. Ainsi, quand il devient « acteur », ce n’est pas pour jouer un rôle, c’est pour qu’émane de son corps le sens de toutes les figures qu’il modèle où peint afin de donner forme à la dérilection du monde. »

Transfiguration dans Démocratic Book

« Olivier de Sagazan fait de lui même une humanimalité en petit pitoyable, pathétique, magnifique. Se prenant non pas pour modèle, plus de modèle possible, jamais mais pour figure lui même de cette disparition, de ce disparaissement de toute figure. En quoi il conspire au secours et à la consolation de toutes les figures possibles, faibles, folles, infirmes, fragiles, apparaissant, disparaissant, par lesquelles passent toutes ceux à qui l’humanité est contestée, niée. »- Michel Surya

Marcel Moreau

 

LA CIVILISATION DES FONDS DE CORPS

« J’écris face à l’œuvre de Sagazan, et du dedans de son dévergondement. Je crois avoir d’abord ajusté mon écriture de toute une vie aux à-coups de la sienne en représentation. S’est ensuivi un accord rare, telle la rencontre de deux « tectoniques » poursuivant le même but au nom de la même nécessité : faire trembler sur leurs bases le Mensonge comme monument et la frivolité comme phare. C’est dire si j’aime la violence de l’artiste, si je la crois éclairée-éclairante autant qu’elle est fondée-fondatrice. Je vois qu’elle monte, à la fois révoltée, salutaire, disloquée, roborative, de cette civilisation des fonds de corps qui fait de plus en plus défaut à notre lecture du destin de l’humanité en général et de l’individu en particulier. On la dirait, cette « civilisation », oubliée sciemment, ici engloutie de force et là ensevelie palpitante, ou alors colonisée à jamais, promise à l’extinction, par une technique ou un ensemble de techniques en planifiant la déshérence finale. Elle n’intéresse guère l’anthropologie, je veux parler de celle restant à inventer, qui pourrait se pencher sur les mœurs de nos organes, à commencer par leurs vibrations internes, avec la même curiosité et le même amour qu’elle destine aux ethnies que l’on sait. Cette forme d’anthropologie-là, à condition de la vivre par toutes ses fibres, est pourtant une des dernières chances qui nous soient données de sauver quelque chose de notre sensibilité aux pulsions, qui, dans la nuit des temps, décidèrent du passage du Néant à la Vie, et de la vie à l’explosion illimitée des formes. Ce que veut dire ici civilisation des fonds de corps : un écho, affaibli certes, néanmoins encore incidemment audible, des noces qui, à l’origine, unirent l’ondoiement simple de l’invertébré et un vibrion d’une complexité de monstre, dans un même élan vers l’absolu de la luxuriance vitale. Olivier de Sagazan ne fait pas que dévisager « son fond » de corps. De par sa violence, en l’occurrence exemplaire, à s’immerger à ce point en leurs coutumes haletantes, il s’en infuse la moelle qui est quintessencielle. Son art, son œuvre est médullaire de ça, qui nous dessille grand les yeux et les ouvre sur nos sous-continents en impatience d’être connus, rendus à leur érotisme de chair promise. »

Ronan de Calan : maître de conférence à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne

Extrait de « Quand le visage perd sa face »

« L’altération de la forme humaine ou du visage bouleverse les possibilités d’identification. L’autre s’impose comme un repoussoir, une figure de cauchemar. Impossible de le voir paisiblement dans la galerie, il saute aux yeux avec une force d’agression qui tient également à la puissance de son interrogation. Toute identification à lui est impensable, elle produit une inquiétante étrangeté. Le miroir est rompu, seule reste une monstruosité qui n’est plus altérité mais soi. Les parades sont impuissantes, baisser les yeux n’est plus possible. Mais l’art contemporain n’est pas une contemplation du monde, un éloge, il marque justement les déchirures sociales et individuelles, il entend porter témoignage. L’artiste n’est pas un enregistreur mais un résistant. Et les figures humaines abîmées métaphorisent le cri, le refus de se satisfaire d’une humanité diminuée. L’artiste entend, lui, répondre à son exigence intérieure même s’il trouble son public ; il doit continuer à pouvoir se regarder en face. »

Philippe Verrièle

 

« Transfiguration » dans Democratic Book et PUA 2010

« Les apparences sont là, avec une force d’évidence telle qu’un esprit un rien critique ou facétieux soupçonne quelques subtilités cachées. Pourtant, a priori, il est question de visage. A regarder Olivier de Sagazan, à genoux, se couvrant la bouche, les yeux, les cheveux, d’argile ou de filasse, il n’est pas douteux qu’il y a là quelque chose à voir avec la face. Et même toute la tête. Pour s’en convaincre notons que la performance Transfiguration que ce sculpteur et peintre donne en public depuis 2001, est , dans certaines programmations, précisée d’un sous-titre explicite, « avec surmodelage du crâne et du visage ». Petite précision qui renvoie à des pratiques rituelles répertoriées dans de nombreuses cultures, comme celles des îles Vanuatu ou Salomon, mais encore les Incas ou en ancienne Mésopotamie, et qui dans tous les cas revient à redonner aux morts, en même temps qu’un visage, une présence dans l’univers du vivant.

Entre le mois d’octobre 1999 et février 2000, feu le Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de la porte Dorée, à Paris, proposa une remarquable exposition, sous le titre superbe –emprunté à Apollinaire- La mort n’en saura rien. Il s’agissait de confronter soixante-quatorze objets venant de cultures aussi diverses que la Bavière ou La Nouvelle Guinée pour montrer « comment à partir de l’emblème universel du crâne s’élaborèrent des concepts culturels et esthétiques d’une grande créativité » comme le précisait le petit journal de l’exposition, lequel remarquait également que « dans certaines cultures d’Océanie et d’Europe, les vivants parent les crânes des morts pour qu’ils continuent d’exercer une mémoire et des pouvoirs ».

C’est assez bien notre sujet présent si l’on admet qu’Olivier de Sagazan rejoint une forme de rituel ancien qu’il renouvelle en le mettant en œuvre selon un principe très simple à décrire : un homme assis se couvre méthodiquement, mais à l’aveugle, le visage d’argile qu’il peint, mêle de paille voire de clous, jusqu’à perdre figure. Cet agissement convoque de multiples images : gueules cassées, masques rituels, reliquaires, vanités. Pendant la grosse dizaine de minutes que dure la performance, le visage devient idole primitive et figure de monstre, se pare de cheveux de poupée, emprunte le nez de Pinocchio, évoque le Golem ou l’épouvantail. Le performeur se glisse dans l’apparence d’un artefact imitant la vie dans une logique qui doit lui permettre « d’exercer une mémoire et des pouvoirs » comme s’il était mort, tout en restant vivant, cependant. Ce qui, on l’admettra, est un parcours un rien chantourné.

Or tout cela se loge dans le chef, avec une ritualisation un rien ostentatoire. On notera les mantras silencieux grommelés dont quelques bribes de mots affleurent, l’ordre scrupuleux de la cérémonie, la progression dans l’éructation : tout ce qui s’apparente proprement à un rituel d’exorcisme, puisqu’il s’agit bien de faire sortir quelque chose qui y résiste. Il faut se souvenir qu’exorcisme dérive du grec exorkizein qui lui-même dérive de la racine horkos, signifiant le fait de conjurer (faire des serments), mais aussi la limite ou la clôture (herkos). Exorciser c’est donc, en somme, faire sortir de la limite autant qu’éloigner par des serments, c’est-à-dire conjurer.

Puisqu’il est apparemment question de tête dans cette affaire, et puisque la pratique à laquelle nous voilà convoqué s’apparente, toujours si l’on s’en tient à ce qui relève de l’apparence, de l’exorcisme, déduisons qu’il serait question de faire sortir quelque chose de cette tête-là pour en retrouver l’équilibre et la sagesse. La justification de la performance pourrait être ainsi expliqué, même si cela peut paraître un peu facile. Mais on a quelques excuses, on peut même justifier. Le performeur lui-même l’a écrit qui confie « Juin 2000 est un triste mois, aucune production, concentration impossible, je ne sais pas où j’en suis, ni ce que je cherche. Il me vient alors une idée étrange, si j’ai perdu « la tête », il me faut la « ressentir », la remettre en place, je vais avec les mains toucher mon visage, y mettre de la terre et tous les matériaux que j’utilise pour ma peinture et ma sculpture. »[1]

Voilà donc la chose éclairée. Transfiguration tiendrait de la catharsis ; ce serait cette façon de toucher le crâne pour vérifier qu’il est bien en place, que la tête est revenue des morts. Cela fait des images bien fortes et l’on reste dans le domaine plastique tant il est vrai que la déformation subie par la tête fascine. C’est toute l’identité qui s’effondre quand la face s’englue sous l’argile ; c’est toute la relation avec l’homo sapiens sapiens qui se dérobe quand l’autre ne trouve plus d’yeux à fixer et de lèvres à lire. Mais le plus terrible reste à venir. Car, tandis que la matière submerge les traits, tandis que la terre prétendument originelle reprend ce que toute la lente émergence de l’homme était parvenu à lui arracher pour qu’il y ait, justement, là, du quidam, du machin-chose, du tartempion, tandis que la tectonique prend le pas sur le portrait, le reste du corps, lui, rugit qu’il se rattache toujours à l’aventure humaine. Obstinément il dit l’identité de l’homme quand le chef s’en échappe.

Si le visage constitue l’identité, le corps proclame l’appartenance à l’humanité. Dans cette aventure de crâne et de face, dans ce « dé-visagement », le plus hurlant vient du corps. Au début, quand la performance s’appele encore La Chair en face, (entre 2000 et 2005/2006), Olivier de Sagazan apparaît torse nu. Il commence sa prestation en enduisant son torse d’argile diluée, empruntant l’apparence de ces danseurs butoh[2], glabres, blanchâtres, lisses et hors du temps. Il s’agit de gommer l’anecdote du corps pour le rendre archétypal. La performance confronte alors un visage qui se déshumanise à un corps immarcescible et obstiné à dire l’humain. Ce n’est qu’après plusieurs représentations qu’Olivier de Sagazan va apparaître en costume. Un peu étriqué, avec une chemise blanche, une cravate un peu voyante, la raie bien sage dans les cheveux, ce qui est assez éloigné de la livrée habituelle de l’artiste, mais évoque assez bien un héros de Kafka ou mieux encore d’Italo Svevo. Un petit employé d’assurance, un homme de respect des conventions, un citoyen sans histoire auquel est soudain fait le reproche d’exister. C’est entre cette banalité du corps socialement encadré, vêtu et discipliné, et la face ravagée par la catharsis que se joue Transfiguration. L’adoption du costume permet au performeur de souligner la valeur « duchampienne » du corps dans la performance. Il est l’ultime ready-made porteur de toutes les significations, des interdits et des tabous les plus profonds et contraste alors avec l’inhumanité qui se joue sur la face ; il dit l’artiste toujours humain, quand même.

Le fameux petit schéma illustrant du singe à l’homme redressé la théorie darwinienne, pour faux qu’il soit, exprime bien comment la silhouette identifie l’humain et le distingue. C’est ce que le mot allemand Figur affirme en mêlant la figure et la silhouette. Et dans Transfiguration, la Figur demeure, s’obstine même à rappeler la grandeur banale de homme qui tout ravagé par la tempête morphologique autant que métaphysique persiste à être. A l’abbé qui lui rappelait que Dieu a fait l’homme à son image, Fontenelle répondit « et l’homme lui a bien rendu ». Dans Transfiguration, c’est le corps qui tient tête à la face. »

[1] Olivier de Sagazan, Ame de boue, texte inédit envoyé par mail le 5 septembre 2010.
[2] Le butô (ou butoh, ou buto) est un style chorégraphique japonais de la seconde moitié du vingtième siècle. A partir de la fin des années 1950, Tatsumi Hijikata (1928-1986), le père du butô, enrichit la danse moderne Allemande introduite dans son pays avant la seconde guerre mondiale, de ses lectures (Bataille, Genet, Lautréamont). La rencontre avec Kazuo Ohno (1906- ) va constituer le point de départ de cette recherche artistique dont les noms les plus connus sont Carlotta Ikeda, Sankaï Juku, Ko Murobuschi ou Tanaka Min.

 

Les Saisons de la Danse 1097

« Olivier de Sagazan extrait de lui-même une mémoire primitive, où la recherche spirituelle se traduit dans les matériaux les plus frustes. Le primitif et l’enfant ne voient guère les choses comme elles sont et l’artiste partage avec eux cette, manière de tirer des étoiles de la boue. Il dit la condition humaine, avec un réalisme bouleversé presque célinien (il a suivi des études de médecine), la vie, I’amour et la mort, d’une manière abrupte, immédiate, qui a pourtant sa part de douceur et de tendresse. On accouche, on nait, on meurt, on aime, on a le corps traversé d’aiguilles, et on ne voit guère ce qu’il pourrait s’interdire de représenter. Il dénude l’homme, montre sa vie dans ses petites cases vaudoues, le sculpte yeux grands ouverts, des yeux étonnés, qui savent qu’ils viennent de s’ouvrir et qu’il faut déjà se fermer, qui portent des espaces infinis.

Certes, la joie n’a que peu de place chez l’homo sagazanus. Les corps sont comme les soufflés d’Hiroshima, les figés de Pompei. Sauf qu’ici, la grande catestrophe, c’est la vie, avec seulement la distance du regard pour y loger un peu de grâce. Certains visiteurs du Rayon Vert se sont enfuis en courant, hagards : Les fétiches de Sagazan ont de quoi inquiéter, non parce qu’ils sont, mais par leur origine : on croyait que ces choses-la étaient exclusivement d’Afrique. Mais si un Européen est capable de ça, n’avons-nous pas tous, à l’intérieur de nous cette vision magique qui ne demande qu’à s’éveiller? Et ne croyons pas que Sagazan est seulement un naÏf un peu cruel. D’après Cecile Nivet, « il raconte une opération à cœur ouvert comme Ie plus beau spectacle de sa vie. »

L’évolution actuelle du travail d’Olivier de Sagazan doit appeler, chez les passionnés de danse, une attention renouvelée. En effet, ce dessinateur-peintre-sculpteur, dont nous avons présentés les croquis préliminaires dans notrecahier programmation 1995 (n°272, septembre 95), évolue vers une forme de body-art, d’art corporel, dont la tension archaïque n’est pas sans rapport avec certaine frange d’une danse des profondeurs. Dans la performance-mais ce mot très connoté n’est peut-être plus approprié-qu’il prépare pour le vernissage de son exposition de janvier, l’artiste prévoit quelque chose qui relève vraiment d’un spectacle. Enfermé dans un énorme tube à essai, baignant dans un liquide, branché de multiples câbles reliés à des appareils, ces prothèses vitales qui entourent l’homo technicus aux deux bouts de la vie, la naissance et la mort, enveloppés de latex, Olivier de Sagazan va rejouer la partuntion comme un spectacle. Loin de l’anecdote, il s’agit bien chez cet artiste fasciné par le principe vital (doit-on rappeler qu’il fut preofesseur de biologie), de retrouver un peu de magie. Ce projet se place à la rencontre d’influences multiples. Sur le plan artistique, les arts primitifs en vogue aujourd’hui mais appartenant au vocabulaire de Sagazan depuis un séjour déjà ancien en Afrique, rencontrent une fascination certaine pour le fantastique, tendance Mary Shelley. Pour qui suit la danse avec un peu de persistance, on retrouve les échos de préoccupations qui sont aussi celles de Benoît Lachambre et Liza Witte, ou d’un splendide et malheureusement mal connu Living Space des Hongrois de feu The collective of natural disaster. Dans cette logique proche d’un certain Butô occidental ou d’un actionniste post-moderne, Olivier de Sagazan pose de vraies questions à la danse, d’autant que, pour corser davantage un cocktail théorique déjà épicé, ce plasticien a découvert la danse au travers des efforts de disciples de Gurdjeff… »

Shirley Niclais : Université Paris-Diderot Paris 7

Quand le Cloud transfigure le Nuage – Retour sur les performances d’Olivier de Sagazan

« Le petit nuage avait monté, monté vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habituée chacun à chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir, indispensables chacun à chacun à mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. » – Combat de nègre et de chiens, Bernard-Marie Koltès, 1980

Alboury, l’Antigone « nègre » du Combat de Koltès, réclame le corps égaré de son frère Nouofia, assassiné sur un chantier de Blancs dans l’Afrique de l’Ouest postcoloniale – on ne saura jamais où. Parce que son absence a brisé cette proximité qui [leur] permet de [se] tenir chaud, parce que, même mort, [les membres de la famille ont] besoin de sa chaleur pour [se] réchauffer et il a besoin de la [leur] pour conserver la sienne. La pièce, dit Koltès, ne « parle pas de l’Afrique et des Noirs », elle ne pose pas la question raciale. Elle est l’œuvre d’un occidental qui se saisit d’un lieu du monde, d’une métaphore de la vie ou d’un aspect de la vie : la terreur, l’inconnu, l’obscurité, « le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique », la mort, la solitude, aussi1.

…BUT THE CLOUDS…

Ce «petit nuage» aurait-il quelque chose à voir avec notre Cloud Computing contemporain?

Selon le National Institut of Standards and Technology, l’«informatique en nuage» correspond à l’accès par l’intermédiaire du réseau internet à des ressources informatiques partageables et configurables. Elle correspond à la mutualisation d’une puissance de calcul qui ne dépend plus de la machine d’un utilisateur unique mais d’un réseau invisible qui se propose de conserver pour une durée indéterminée les données que l’on souhaitera lui confier. Pourtant, le Cloud reste une sorte d’illusion : une métaphore-image-symbole de l’internet dans les diagrammes des réseaux informatiques. En réalité, toutes les données transmises par les abonnés-consommateurs des distributeurs internet et autres firmes spécialisées dans les traitements de données informatiques sont classées, casées, archivées dans d’immenses fermes appelées Datacenter et qui n’ont rien d’un nuage: rien de plus que des machines, ordinateurs, serveurs, baies de stockages. Rien de poétique, d’abstrait ou de transcendant, donc, dans ce Cloud – disque dur mutualité et fosse commune d’informations personnelles – sinon les données elles-mêmes, dématérialisées et transmises en courants électriques. La notion d’ « identité numérique » émerge, encore abstraite. Du nuage auquel je pense, ce nouveau moi atterrit au cœur de la machine, stocké en tas de chiffres plus ou moins anonymes: des 0 et des 1. Je suis devenu(e) tout un programme: en attente, disponible, à vendre. Pour toujours ? Si oui, alors le Cloud computing, peut-être sans y songer, a inventé une nouvelle mort. Si le corps physique disparaît, cette éternelle « identité numérique », quant à elle, demeure encore, conservée dans les courants électriques qui parcourent le Datacenter.

C’est pourtant bien du « corps » de Nouofia dont la communauté d’Alboury ne saurait se défaire, sous le nuage, au risque d’à tout jamais perdre sa chaleur. Le corps est en apparence absent du Datacenter; sinon ponctuellement pour contrôler ou entretenir la machine qui conserve les données privées des utilisateurs : photos, vidéos, travaux, souvenirs, chacun des mots clefs tapés sur un moteur de recherche – traces immatérielles de leur existence physique. En revanche, voilà mon corps de plus en plus connecté au faux nuage par des prothèses de plus en plus sophistiquées. Qu’est-ce que je contrôle vraiment ? De quoi suis-je encore le maître ? De quoi suis-je déjà l’esclave, moi, pantin d’un marché juteux dont je suis la source consentante et béate, arborant fièrement le dernier bracelet électronique qui enregistre chacun de mes faits et gestes?

Au cœur du terrain de jeu d’un immense « tout numérique », comment résister à la tentation de montrer la multiplicité des qualités de présences d’une nouvelle identité hyper-connectée? Comment résister à l’envie de matérialiser scéniquement la nouvelle ubiquité humaine qui, à travers le mirage du Cloud, offre un panel infini de pluralité de vies ? Comment ne plus recourir aux écrans et aux interfaces numériques qui interrogent le caractère exponentiel d’une Humanité hybride?

Comment les artistes de la scène actuelle peuvent-ils envisager ce corps qui doit trouver sa place face à l’omniprésence de flux immatériels de communication et de savoir ? Ce corps est-il devenu transhumain, aux possibilités démultipliées par la puissance de la machine, ou au contraire, se trouve-t-il noyé dans un infiniment grand, un infiniment abstrait, toujours plusimmense et qui le dépasse et l’efface? Cette opposition est-elle encore envisageable? Du nuage d’Afrique au Cloud des vallées d’Amérique, à quel(s) mode(s) de pensée peut-on encore avoir recours pour présenter ce corps connecté tout à la fois conscient de ses possibles technologiques et de ses lacunes biologiques?

CORPS MULTIPLE(S) EN-DEÇA DU NUMERIQUE

Cette question est posée à travers différents médiums par Olivier de Sagazan, tout à la fois peintre, sculpteur et performeur. S’il vit et travaille aujourd’hui à Saint Nazaire, Sagazan est né au Congo et a passé une partie de sa vie au Cameroun où il a enseigné la biologie. Sa connaissance approfondie des mécanismes du vivant et son vif intérêt pour la culture de l’Afrique de l’Ouest lui font imaginer des corps hybrides, débordants, dépassés. D’argile, ils tendent vers l’extérieur et s’étirent vers cet extérieur à travers des ajouts de matériaux qui font office de prothèses qui déforment plus qu’elles ne réparent: métal, restes animaux, matières végétales diverses. Ses sculptures ont l’allure et la force de fétiches africains.

D’abord peintre et sculpteur, c’est avec une performance, Transfiguration, réalisée pour la première fois en 1999 à la galerie Marie Vitoux à Paris, qu’il a commencé à se faire connaître du grand public.

Cette date semble représenter le point de départ d’une véritable pratique sérielle et d’une recherche plastique plus approfondie qui traverse une grande variété de médiums: performances, sculptures et photo-peintures.

Le sociologue et anthropologue Lambert Lipoubou fait à propos de son travail un parallèle audacieux entre l’image de la prothèse telle qu’on l’utilise en Occident et ce à quoi elle pourrait correspondre dans les cultures africaines dites «traditionnelles». Pour lui, en Occident, la prothèse répare le corps pour éviter la désagrégation de son « tout » unique et indivisible, un corps dont la détérioration est un premier pas vers la mort. On répare, pour ne pas se voir mourir. Or, dans les rites des Tékés du Congo, par exemple, la prothèse qui aide à combler un manque vis-à-vis d’un tout est purement métaphorique. C’est l’in-corporation de l’esprit de l’ancêtre-mort qui lutte contre une désagrégation du corps et combat la peur de la mort. Le corps est ainsi compris comme collectif, mi-vivant, mi-mort. Chez les Tékés, explique-t-il, le corps n’a pas de limites franches, ni intérieures, ni extérieures, il est continu. C’est un corps englobé dans une spirale alternant un rapport intime entre le vivant et l’ancêtre-mort. Dans cette culture, l’homme est considéré comme « déjà mort et toujours encore vivant ». Ainsi, le corps, même mort, ne s’efface pas. C’est pourquoi Alboury continue à réclamer le corps de son frère, pour se tenir chaud sous le nuage.

La perception du corps africain semblerait s’opposer à la virtualité des hybridités contemporaines. Pourtant, les pensées tékés et occidentales, alors qu’elles sont culturellement radicalement distinctes, relèvent de la même peur d’un corps qui se putréfie et se désagrège avant que ne soient accomplis les rites qui accompagnent sa disparition. Lipoubou dresse néanmoins un portrait très critique de notre société occidentale et du Cloud qui l’incarne. Par le développement de communications à distance, elle travaillerait à l’effacement des corps et du rapport singulier du corps à l’autre. Il dépeint une société freinée par la crainte du contact charnel, tabou déjà porté par la culture chrétienne et qui évoluerait selon lui vers ce qu’il nomme « une civilisation de la machine-prothèse » où ce sont les liens immatériels et numériques qui tendent à prévaloir sur les contacts physiques. Pour lui, cette « communication interactive devient le développement achevé de la mise à distance de l’autre et du sujet ». La société de machines-prothèses se réserverait alors « l’exercice et la gestion du corps-pulsion », c’est-à-dire qu’elle l’ordonnerait, le castrerait en éloignant les corps les uns des autres. Le Cloud, tout à coup, conquiert un semblant de matérialité. Il est bien celui qui se tient entre nous et le soleil, source de vie, celui-là même dont parlait Alboury. Libre à nous maintenant de retrouver les corps qui nous manquent pour continuer à nous tenir chaud.

FAIRE RESURGIR LE CORPS-PULSION

La performance Transfiguration pourrait justement être comprise comme tentative de faire resurgir ce corps-pulsion à travers le réinvestissement d’un lien somatique entre le performeur et son public.

Elle dure une quarantaine de minutes. Olivier de Sagazan est au centre d’une scène très étroite. Derrière lui, trois plaques de métal sont suspendues par des filins. A genoux ou sur une chaise, il évolue de façon extrêmement minimaliste et ne bouge que pour se saisir des différents éléments mis à sa disposition. A ses pieds se trouvent en effet plusieurs seaux remplis d’eau, de pigments noirs et rouges, de chanvre et surtout d’argile blanche, du kaolin, matériau sculptural par excellence.

La performance débute toujours par cette phrase. Nous allons essayer, encore.

Petit à petit, Sagazan recouvre son visage d’argile, de peinture rouge et noire, et de divers éléments organiques ou métalliques: brindilles, fibres végétales ou tiges de fer. A l’aide de ses mains et de ses doigts, il entaille, étire, explose et efface son visage – ou plutôt ses visages. De façon aléatoire, il crée, dé-crée et re-crée à partir de son corps des figures qui ont à voir avec ce que l’écrivain Michel Surya appelle l’« humanimalité » : une zone d’indéfinissable identité, un flux qui circule sans jamais se figer entre l’humain et l’animal et rend indéterminable l’espèce même de la créature à laquelle le spectateur fait face. Comme s’il avait à l’invoquer, Sagazan éructe et l’interpelle. On l’entend, à travers des râles, expulser d’offensifs et provocateurs « tu dors encore ? » ou des encouragements « allez viens ! ». Comme pour l’extraire de son corps, il frappe avec violence ses mains par derrière lui sur les plaques qui vibrent et claquent entres elles.

La performance est sous-titrée sur-modelage du crâne et de la face. Ce que l’artiste s’apprête à faire est donc bel et bien une sculpture, une sculpture dont la forma6 n’est autre que son propre corps, son crâne et sa « face ».

Ce que Sagazan entend derrière ce terme de « face », n’est autre que la « Sainte Face », le Visage du Christ. La Sainte Face, c’est la matrice de l’Idéal fait image, c’est aussi le Voile de la Sainte Véronique – la Vera Icona – empreinte de Son visage et trace de Son passage et de Son immanence dans sa forma humaine. Elle représente l’image archétypale du système figuratif de l’art pictural occidental incarné par exemple par l’œuvre de Philippe de Champaigne qui synthétise à elle seule cette recherche de la perfection formelle et de la rigueur académique. La Sainte Face est donc une forme matricielle pour tout un pan de l’art occidental que Sagazan va s’attacher à déconstruire, à défigurer.

En réaction à ces visages orthonormés, la défiguration est la tentative d’arrachement du visage à tout vampirisme social et culturel. C’est un « désenfouissement » de ce que des milliers de couches du savoir ont calcifié et dévitalisé.

Pour Evelyne Grossman, auteure de La Défiguration, cette notion n’est pas nécessairement relative à la violence et si elle relève de l’inhumain, ce n’est pas au sens de la barbarie inhumaine mais au sens où Pascal l’entendait comme l’au-delà de l’humain, ce qui le dépasse. La défiguration, pour Evelyne Grossman, est en effet une dynamique de dé-création et de re- création permanente des formes provisoires et fragiles de soi et de l’autre. Il s’agit d’abord d’un mouvement de déstabilisation qui affecte la figure – ce corps modelé extrait du moule de la forma.

Sagazan se joue d’une dynamique d’incarnation et de désincarnation qu’il fait subir à des visages qui ne seront jamais qu’en transit. Dans Transfiguration, l’hypothétique personnage qui aurait pu être incarné par le performeur-acteur reste en processus infini de constitution de lui-même, dans un processus de construction permanente mais perpétuellement inachevée. Les créatures provisoires qui en résultent sont en re-création constante et ne s’offrent que de très rares stases d’immobilité en tant que potentiels personnages incarnés.

Rendu assassin de lui-même, en lutte constante contre ses incarnations successives, le personnage humanimalisé est comme avorté, empêché. Avec Lehmann, on pourrait parler d’une « corporalité autosuffisante »11 en tant que la dimension dramatique de la représentation n’est ici envisageable qu’à l’échelle de cette seule figure qui raconte l’incohérence des formes et l’instabilité des incarnations successives qu’elle subit.

LAISSER FLOTTER LES TRACES

Plusieurs micros sont positionnés de part et d’autre de la scène afin d’amplifier le bruit des mains qui plongent dans l’eau et la terre, ceux de la bouche qui suce ou recrache la matière et les résonnances profondes des coups portés sur les plaques de métal. Ces stases d’immobilité ne sont pourtant pas sans importance. Le désavantage de la performance, notamment du point de vue du marché de l’art, c’est qu’il n’en reste rien. On a alors coutume d’archiver, d’en garder des traces – photos ou vidéos qui pourront être vendues ou exposées comme pour témoigner d’un « ce qui a été » ou de « ce qu’il s’est passé ». Sagazan y répond par une parade des plus astucieuses. Les photos sont d’abord tirées sur une plaque d’aluminium. La série de photo-peinture « Transfiguration » n’est donc plus seulement une trace de la performance du même nom. Elle retranscrit plastiquement la performance elle-même au travers d’œuvres où peinture et photographie se mêlent intimement, jusqu’à troubler le regard du spectateur. Ça bouge encore derrière cette image qui déplace la simple perspective figurative. Une œuvre figurative, en effet, est avant tout une œuvre narrative et dramatique. Depuis le De Pictura d’Alberti en 1435, l’acte pictural de la composition consiste à recréer la lisibilité d’une historia. Il y a quelque chose à narrer, à raconter, et le dangereux écueil du figuratif n’est autre que le très péjoratif illustratif. Une échappatoire au figuratif reste accessible: le figural. Chez Lyotard, le terme est pensé dans une perspective littéraire. Le figural se veut « l’expression d’une réalité en excès, en débordement sur l’ordre discursif et intelligible » qui « vient se glisser sous le signifiant. Pourtant, fixer par la photographie une telle performance d’anti-création et de dynamique d’incarnation-désincarnation revient à annuler le propos de l’œuvre. Cela donne une impression de profondeur comme si l’image était incrustée dans un support dont la matière fait directement écho à celle devant laquelle officie Sagazan. Puis, une par une, l’artiste retravaille les images à la main et au pinceau, faisant de chacune une œuvre unique.

Ce re-travail de l’image est d’une absolue nécessité pour éviter la stase identitaire d’un personnage clos, sclérosé par la fixité de la photographie. Il faut parvenir à isoler la figure, à la dissocier de tout contexte et de tout concept pour en défigurer le cadre, sa logique mimétique. Le figural a donc pour fonction de figurer par la pure figure ce qui relève a priori de l’infigurable, de l’immatériel. Aussi Lyotard rapproche-t-il son concept de celui du désir, comme événement a- logique et a-discursif, comme force transgressive qui ne peut pas être recueillie par l’écrit, mais le traverse et le trouble.

« Le figural produit la définition paradoxale d’une figure-défigurante et défigurée pour autant que ce qu’elle donne à voir n’est pas le résultat fini d’un processus de mise en forme […] mais l’espace ouvert au processus en œuvre, à sa dynamique et à son devenir. »

Le corps sortant de soi dans un jeu athlétique qui rappelle les enjeux du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud15 exprime l’intensité d’une force vitale. Ce corps sans organe excède les contours ordonnés et constitués d’une structure organique et organisée en un schéma unique. A propos de la peinture de Bacon, Deleuze décrit ce phénomène : « Présence interminable. Insistance du sourire au-delà du visage et sous le visage. Insistance d’un cri qui subsiste à la bouche, insistance d’un corps qui subsiste à l’organisme, insistance des organes transitoires qui subsistent aux organes qualifiés. Et l’identité d’un déjà-là et d’un toujours en retard, dans la présence excessive. »

Cette qualité de présence, chez Deleuze, est déjà une forme de « devenir-animal » – une version deleuzienne de ce que nous appelions jusqu’alors l’humanimalité. Il ne s’agit pas de « se prendre pour une bête, dit Deleuze, mais de défaire l’organisation humaine du corps. »Ce devenir-animal est à son tour lié à un type de présence qu’il qualifie d’« hystérique », parce qu’elle agit sur le système nerveux. L’hystérique, pour Deleuze, c’est à la fois celui qui « impose sa présence (…) et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence. Il y a peu de différence entre l’hystérique, l’hystérisé et l’hystérisant. »

Dans le vocabulaire de l’ancien spécialiste de la biologie, l’œuvre devient un « émetteur/activateur du corps du spectateur par [un] effet de résonnance et d’homologie. [C’est un véritable] transfert d’informations de la forme d’un corps dans un autre corps. »

« Par structuration de la matière inerte constituée en œuvre d’art, un corps peut en partie revivre ce qu’un autre a vécu. Cet échange de vie, c’est le miracle de l’art, une forme de reproduction de soi dans l’autre et une seconde peau donnée au spectateur. On est plus proche de la translocation que des autres modes de reproduction. »

Pourtant, « la vie ne se définit pas seulement par une conservation de sa forme, persévérer dans son être, c’est aussi se reproduire dans le temps ».

Les mécanismes biologiques de la reproduction, c’est la translocation qui retient principalement son attention. Dans ce détournement du programme génétique d’une cellule par un virus, on retrouve l’idée d’une impossible expression mimétique d’un programme, ce dernier ayant été détourné par l’irruption d’un virus. Or, les virus sont classés entre le monde du vivant et celui de la matière morte. Selon certaines conditions, notamment climatiques, ils peuvent ne prendre la forme que de simples cristaux ou au contraire adopter un comportement vivant lorsqu’ils entrent en contact avec des organismes vivants. Ils infectent alors ces organismes pour reproduire leur programme. Pour Sagazan, ce même processus doit s’opérer entre l’artiste et son œuvre, pour que l’œuvre, dans l’espace d’exposition, puisse à son tour infecter ou affecter – hystériser ? – le spectateur.

DESSOUS DEDANS DEVANT (LA MACHINE)

Le corps, sortant de soi, exprime des potentialités exponentielles en deçà, donc, du numérique. Du côté non pas du post mais l’infra-humain : de ce qui se joue sous les contours ordonnés de la face humaine. Le travail de Sagazan met à l’œuvre l’art comme circulation d’un flux métaphorique, un virus, qui passe d’un corps à un autre, qu’il soit artiste, œuvre ou spectateur. L’œuvre de Sagazan devient curative. Elle questionne le corps, sa présence, la qualité de la réception de sa présence et l’expérience somatique qui s’engage et s’échange entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur.

Il faudrait peut-être ici convoquer l’idée complexe de livingness imaginé par l’américaine Shannon Jackson : une temporalité qui va au-delà des formes artistiques constituées et qui anéantit l’opposition pourtant tenace entre les arts vivants et les arts plastiques. En effet, le travail de Sagazan, qu’il soit sculpture, peinture ou performance, met à l’œuvre l’art en tant que circulation exponentielle d’un flux immatériel, un virus, qui passe d’un corps à un autre, qu’il soit artiste ou spectateur. Il réinjecte alors, dans notre société de machine-prothèse et du « tout numérique », une nouvelle expérience du rapport à l’autre dont l’exercice du corps pulsion n’est plus rejeté.

Ce que Sagazan combat par son travail, c’est ce qu’il appelle la destinée occidentale vectorisée, cette droite ligne qui mène de la naissance à la mort et qui suppose, comme seule alternative à la disparition totale de l’individu, la reproduction sexuelle qui transportera une partie du code génétique de l’individu à travers le temps après la fin de sa vie physique. On entend ici résonner ces mots pas si fous d’Antonin Artaud, largement inspiré par les rites et les pensées des Tarahumaras du Mexique : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère/ et moi ; / niveleur du périple imbécile où s’enferre l’engendrement ».

C’est toute une autre conception du corps qu’il faudrait peut-être ici prendre en compte : trans-individuel, trans-organique, libéré du joug de son périple vectorisé, de son voyage de la naissance à la mort en circuit programmé et pilotage automatique. Si Artaud s’en désigne le « niveleur », c’est à la figure même du chamane qu’il semble se comparer. Le terme est un dérivé du vocabulaire d’un peuple de Sibérie qui ne signifie pourtant à l’origine que « celui qui détient la connaissance » ou « celui qui bondit, s’agite, danse ». Quelle que soit la culture dont il est question, il désigne désormais celui ou celle qui est à la fois sorcier, guérisseur ou devin, celui qui a le don de communiquer autrement avec les forces ou les dieux de la nature et d’en réguler les éventuels dysfonctionnements. Il est un « être de la marge », un « maître du désordre », comme le qualifie Bertrand Hell et dont « les rites qu’il conduit marquent, pour un temps nécessairement limité, le redoutable retour du Sauvage à l’intérieur de la sphère domestique ». Dans sa Sociologie de la religion, Max Weber avait annoncé le désenchantement du monde accompagnant le processus de rationalisation qu’il théorise. Or, pour Bertrand Hell, « la vitalité contemporaine du chamanisme et de la possession montre que ce règne de la Raison achoppe sur la question du malheur. Face aux aléas de la vie, écrit-il, les cultes restent une réponse efficace. Ils invitent en définitive l’Homme à être acteur de sa propre destinée ».

Puisque le corps physique individuel doit et va disparaitre, pourquoi ne pas préparer, accompagner et exploiter sa disparition future avec les moyens qui sont, à l’ère contemporaine, à notre disposition? En un mot, pourquoi ne pas être celui qui actionne les commandes de la « machine-prothèse » pour se jouer d’elle et de ses écueils ? Jouer.

On dépasse ici les considérations en leur temps fondamentales de Philippe Ariès en 1977 dans L’Homme devant la mort. Face à une conception de la «mort ensauvagée», scandaleuse et taboue, propre à une civilisation occidentale de plus en plus individualiste, l’historien se demandait alors : dans quelle mesure le tabou actuel de la mort peut-il conduire à l’effacement de la vie elle-même ? S’il n’y a plus à lutter pour la survie de la communauté, une menace inversée ne pèse-t-elle pas sur elle ? Si l’Humanité n’éprouve plus – à cause du tabou de la mort – la nécessité de perpétuer l’espèce, ne va-t-elle pas, paradoxalement, s’éteindre, de fait, en cessant de se reproduire ?

Ces questions très conservatrices paraissent aujourd’hui évidemment dépassées, notamment à l’ère du numérique. Si le Cloud efface les corps, il a aussi le pouvoir de conserver leurs traces, tout comme les corps Tékés ou ceux décrits par Koltès à travers la tirade d’Alboury. Chacun à leur manière détourne le regard du corps physique individuel pour considérer un ensemble, un tout, mi vivant-mi mort.

Sagazan n’est pas un chamane. Il y a cependant dans son travail et dans son discours une prise de conscience de la fatalité de la disparition du corps et de la nécessité d’un nouveau mode de transmission individuelle de sa vie physique à travers le virus – biologique peut-être autant qu’informatique – et l’expérience somatique provoquée par la rencontre avec l’œuvre d’art.

Chez Sagazan subsiste néanmoins cet individualisme radical des sociétés contemporaines. Il veut tout à la fois que sa trace soit perçue, que sa postérité se prépare et pourtant il veut se détourner du schéma qui lui est imposé par son humanité et donc sa mortalité. L’ironie du sort, c’est que c’est justement grâce à cette société de machine-prothèse et des flux communicationnels immatériels que Sagazan a pu promouvoir un art qui prône apparemment l’exact inverse. La captation vidéo de sa performance Transfiguration a en effet été diffusée sur internet fin 2008 et a connu un très grand succès avant même que son travail ne soit véritablement reconnu par la critique – plus d’un million de vues sur la plateforme Youtube à ce jour. L’apparente violence qui émane de son travail n’est bien sûr pas étrangère à cet emballement médiatique. L’œuvre dérange et divise l’opinion publique qui dans un même mouvement d’enthousiasme et de répulsion la sur-expose. Le phénomène circule sur la toile à la vitesse dont on la sait capable: virale. Grâce à cette vidéo, et à celles qui ont suivi, Sagazan est aujourd’hui un artiste populaire dans le monde entier. « Populaire » parce que rendu visible, diffusé, diffusable, reconnu et reconnaissable. L’artiste rare dont la performance peut heurter à travers un simple écran d’ordinateur répand à travers les arcanes des courants électriques d’internet la perception d’un corps multiple. La vidéo tourne en boucle et les trans-figures naissent et meurent les unes après les autres. Enterré, mais vivant, l’artiste enfoui sous l’argile abandonne ses consciences immédiates et fait, sous nos yeux, l’expérience d’une mort qui n’est que passage … que nuages…

OUVRAGES CITÉS

ARIES Philippe, L’Homme devant la mort, Paris, Le Seuil, 1977
ARTAUD Antonin, Le Théâtre et son double (1938), Paris, Folio, coll. « Essais », 2005
ARTAUD Antonin, Œuvres, Gallimard, coll. « Quarto », 2004
AUERBACH Erich, Figura, trad. Marc André Bernier, Belin, Paris, 1993
DELEUZE Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, (1981), Paris, Le Seuil, coll. «L’ordre philosophique », 2002
DELEUZE Gilles, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990, p. 22.
GROSSMAN Evelyne, La Défiguration, Paris, Minuit, 2004
HELL Bertrand, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1999 JACKSON Shannon, Social Works: Performing Art, Supporting Publics, New York, Routledge, 2011.

LEHMANN Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique, Traduit de l’allemand par Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002.

LIPOUBOU Lambert, Le Fantôme dans la machine. L’imaginaire psychique de l’homo cyberneticus, Editions universitaires européennes, 2010

LIPOUBOU Lambert, Olivier de Sagazan – Le Fantôme dans la machine, Angers, Presses de l’université d’Angers, 2005

LYOTARD Jean-François, Discours, Figure, Klincksieck, 1971
SAGAZAN Olivier de, Quand le visage perd sa face, la défiguration en art, LNG/Nantes, 2009.
SCHEFER Olivier, « Qu’est-ce que le figural ? », in Critique n°630, novembre 1999
SURYA Michel, Humanimalité, Couret, édition du néant, 2001
WEBER Max, Sociologie de la religion (inachevé à la mort de l’auteur en 1920), traduit et présenté par Isabelle Kalinowski, Paris, Champs-Flammarion, 2006

 

Dominique Bouchard

 

« La scène est dans la pénombre. Au milieu, un aquarium éclairé d’une lumière glauque, et qui a les dimensions d’une citerne. Le contenu en est un liquide trouble…. plus précisément un plasma traversé par un réseau de tuyaux et de sondes, dans lequel flottent des membranes. Parfois, il s’en échappe des bulles qui remontent à la surface, et qui éclatent au milieu de borborygmes étouffés. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes, lorsque les yeux se sont accommodés à cet univers aux formes incertaines et aux sons étranges que l’on croit reconnaître au fond de la cuve, à travers le liquide et les membranes, une forme humaine. (…) Ses premiers mouvements sont auscultés et observés par une équipe de soignants sourcilleux. L’être finit par s’extraire péniblement de son milieu. Comme une chrysalide. (…) Une fois sorti, il reste quelques instants en équilibre sur le bord, et pousse un cri déchirant… avant d’affronter le monde qui lui paraît obscur et menaçant…

Sans aucun doute, le fait de naître apparaît ici comme une performance. Douloureux efforts pour se mouvoir, souffrance des poumons envahis soudainement par l’air. Le fait de changer d’univers nécessite un douloureux effort de l’organisme qui doit s’adapter aux nouvelles contraintes. Contraintes physiologiques mais aussi culturelles et sociales. Le spectateur a oublié ou plutôt enfoui dans son être, cette performance première, à l’origine du fait de vivre, c’est-à-dire passer du non-être à l’être. Ce spectacle nous la fait revivre comme un drame en pleine lumière. Mais la performance est aussi d’un autre type. C’est celle de l’artiste qui tente de s’introduire dans son œuvre pour l’expérimenter de l’intérieur. Immergé dans un univers biologique, le milieu ambiant de son œuvre, plus que la mort et la vie, il expérimente son œuvre, les sujets et le drame qui la constituent. Mais il s’agit bien là aussi d’une épreuve puisqu’il entre de plein pied avec son corps matériel dans un monde qui appartient à l’imaginaire et au symbolique. La démarche peut apparaître narcissique, il s’agit bien en effet d’un repli ou d’un retour sur soi; mais elle est surtout une expérience menée à terme, un achèvement. C’est le sens premier de « performance ». Aller au bout de soi dans son expérience d’artiste, pour Olivier de Sagazan, c’est s’immerger dans le milieu de son œuvre.

Ce plongeon dans l’oeuvre, une variante du saut à l’élastique dans le domaine de la création artistique, est probablement une des tentations profondes de tout artiste. »

Victorian Favreau

 

« Les statues décharnées d’Olivier de Sagazan ont des airs de cadavres exhumés ou autopsiés. On y voit et on y respire la grimace puante de la mort. Elles soulignent et installent sur un pied ce que l’on cache dans une tombe ou l’on fait disparaitre dans le four d’un crématorium. La mort est aussi et d’abord un corps qui refroidit et se décompose, un visage qui s’estompe, des orbites qui se creusent, une aubaine pour les asticots et les corbeaux.
Olivier de Sagazan nous ramène à cette réalité oubliée, son œuvre nous arrache à l’anesthésie générale et nous rappelle cette évidence: la mort existe et sent mauvais, mais elle doit être regardée en face et son odeur donne, par contraste, le goût et le parfum de la vie.
« Qui ne connaît plus la mort, ne connaît plus le plaisir. Imaginez que tout s’arrête dans une rninute, le besoin de communiquer et d’aimer devient extrême. Dès lors la mort n’est plus effrayante. Shakespeare ruisselle de sang et regorge de plaisir », explique-t-il. Olivier de Sagazan nous propose une variation, la sienne, de cette antienne vieille comme le monde mais oubliée chaque jour. Ses statues et ses tableaux sont ses Christ en croix, mais la résurrection qu’il nous suggère ne dépend que de nous. C’est sa justesse et sa force. D’autres ont tiré de cette fascination l’idée que la souffrance est nécessaire, voire même belle, allant parfois jusqu’à faire de la mort elle-même une source de plaisir.
La rédemption par la souffrance et le paradis post-mortem nous pourissent la vie depuis 1997 ans. Des officiers nazis organisèrent dans un camp de concentration un concours de photos sur l’instant de la mort. Pour prendre leurs clichés, ils pendaient des jeunes femmes avec une corde à piano.
La représentation de la mort est nécessaire, indispensable, mais délicate. Sa mise en scène peut être facilement pervertie. Il suffit de confondre l’idée dont nous parle 0. de Sagazan et la mort elle-même. La sienne ou celle des autres. »

La Gazette de l’Hotel Drouot

 

Corps de boue

« Une sculpture incarnée au sens propre, puisque ce sculpteur accompagne son exposition personnelle d’une performance au cours de laquelle son corps nu, entièrement recouvert d’une glaise couleur terre dont il garde le secret ( aux terres est mêlé du kaolin dans des proportions particulières et qui est celle-là même utilisée pour ses sculptures) se met en situation d’attente, lentement animée dans une progression temporelle pour la vie de ce corps, sa respiration.

Métaphore existentielle à laquelle répondent ces  » corps de boue « , homme et femme, certains grandeur nature, exprimant  » cette situation invraisemblable d’être au monde ». Individus en instance de vivre ou de disparaitre. Sagazan saisit ce moment suspendu, pris dans le silence. La matière forme une gangue, habille le corps en gommant toute anecdote ou voyeurisme forcené. Le corps s’offre dans sa pudeur charnelle et à la fois dans la nudité de son âme. Le corps vit, connait aussi l’érosion et la sculpture saisit cette transformation, la fige, l’arrête en lui conférant une présence troublante. Les attitudes, les expressions sont neutralisées

Les  » hommes de boue  » sont du côté de la pétrification. C’est par la matière, le travail de modelage, que Sagazan s’interroge sur l’urgence d’être là. Le limon, la terre donnent vie ? Debouts, assis, dressés ou abattus, ses corps atteignent l’éternité. »

Lydia Harambourg

Geneviève Roubaud

 

« J’ai vu et revu l’exposition d’Olivier de Sagazan. Tableaux en ronde-bosse et sculptures, ne donnent que des personnages dont je peux dire que ce sont des personnes…
Ils sont souvent debout, effarés et chercheurs rigides, tentant de s’avancer dans un devenir qu’ils ne tiennent pas en main puisqu’ils les ont vides, ouvertes au bout de longs bras raides ne pouvant que montrer la force qu’il leur faut pour sortir du carcan du tableau qui a attrapé un de leurs instants… Ils sont parfois assis, effarés encore et guettant un impossible avenir un peu trop lointain puisqu’ils sont tendus en avant, tête cherchant plus haut que l’horizon des jours, un ‘autre chose’ certainement intérieur, qui leur donnerait à vivre audelà de ce point de tension extrême que seule l’assise leur perrnet de contrecarrer. Ou bien, un mouvement les animerait qui nous laisserait rêver d’une danse, d’un salut, d’un pleur ébauché, front au mur de la vie. Mais pas encore les mains ne sont à l’œuvre: elle sont résolument vides et, même si parfois elle s’étreignent, c’est pour se tordre et non pas pour se mettre paume à paume, afin de laisser nue et libre, l’arrivée éventuelle de ce fruit de la quête intérieure. S’ils sont si blancs, à peine ocres, brûlés, grisés, seraient-ils exsangues en leur chair de sculpture ? Je peux tenter de vous dire leur secret ? C’est qu’ils regardent leur sang d’intériorité. »

Sinister Magazine

 

« La transformation du corps humain est un thème fascinant, souvent exploité dans le cinéma d’horreur (communément appelé body horror). Certains réalisateurs ont bâti leur carrière autour du sujet. Qu’on pense aux films de David Cronenberg (Videodrome, The Fly, eXistenZ, etc.) ou au cyberpunk de Shynia Tsukamoto (Tetsuo: The Iron Man et ses suites), le cinéma de genre regorge d’exemples peu réjouissants sur la nature et l’avenir de notre corps. Du côté des arts visuels, certains artistes s’intéressent aussi à la question. C’est le cas d’Olivier de Sagazan, qui consacre entièrement son œuvre à l’exploration de cet amalgame de chairs et de sang que nous habitons.

Né en 1959 à Brazzaville (capitale politique du Congo), Olivier de Sagazan est aujourd’hui établi à Saint-Nazaire en France. Au début des années 80, sa passion pour le corps humain le pousse à suivre une formation en biologie, qu’il enseigne à son tour quelques années plus tard. Pourtant, l’homme de science s’intéresse aussi de près à l’art, notamment l’art africain traditionnel. C’est de l’union de ses intérêts et de ses origines que l’artiste développe une technique particulière, qui naît d’abord sous forme de peinture et de sculpture.

Son style, qu’il qualifie d’expressionniste, est unique. Le mouvement et le relief sont omniprésents dans ses toiles. Ses sujets, qu’ils soient disséqués sur la table d’autopsie, animés d’une danse abstraite ou simplement traités sous forme de portrait partagent tous un même thème: la transformation. Il en va de même pour ses sculptures, d’étranges personnages créés à l’aide de matières organiques et de métal, qu’on croirait à la fois en pleine momification et en proie à un ancien rituel vaudou. Dans tous les cas, l’instant se retrouve figé et immortalisé dans le temps. C’est toutefois à l’aide de ses propres mouvements, de la photographie, de la peinture et de la sculpture que de Sagazan réussit à faire sa renommée.

En effet, l’artiste utilise maintenant son corps comme canevas et comme médium ; il le sculpte et le peint devant public dans d’étranges rituels qui dérangent et surprennent. Il réalise en 1994 sa première performance intitulée Bandage. Dans cet acte, l’homme arrivait sur scène le visage bandé, défaisait lentement ce «masque» et s’ouvrait les veines – non sans rappeler l’art controversé de Franko B. Dans ses dernières créations, de Sagazan se sacrifie toujours sur scène, mais sans recours à l’automutilation. Le résultat n’en demeure par contre pas moins viscéral. Dans sa plus célèbre création, Transfiguration, qu’il reproduit depuis maintenant plus de 10 ans, l’homme déconstruit son visage à l’aide d’argile, de peinture, de laine, de branches ou de fer. Pendant une quinzaine de minutes, une série de visages monstrueux apparaissent sous les yeux des spectateurs.

C’est dans ces introspections primitives que l’artiste cherche à comprendre, à reprendre possession de son corps; une enveloppe phénoménale qu’on banalise trop souvent, selon lui. «On ne voit plus assez le caractère exceptionnel de notre corps. En l’amenant dans des situations extrêmes, en le mettant à mal, je veux que mon corps me révèle des choses.» Via ces recherches, l’artiste extrait des clichés de ses fameuses performances qu’il retouche et traite à l’aide de différents médiums. Ces nouvelles œuvres lui permettent de pousser encore plus loin ce concept de transformation en ajoutant une dimension encore plus surréaliste (et souvent aussi plus morbide) au résultat final.

Le cinéaste américain Ron Fricke s’est d’ailleurs senti plutôt interpellé par la démarche. En 2011, il offre à l’artiste de recréer sa performance Transfiguration devant caméra pour la suite de son très prisé Baraka (1992) intitulée Samsara (qui signifie «existence cyclique» en sanskrit). Le long-métrage fort en symbolique sur les concepts de vie, de mort et de rituels de passage se révèle tout indiqué pour l’art de de Sagazan.

Si vous appréciez le travail d’Olivier de Sagazan, vous serez certainement déçu d’apprendre que vous l’avez manqué, puisqu’il était de passage chez nous en mars dernier pour présenter son fameux Transfiguration dans le cadre de la soirée Extase, un chien écrasé qui scintille présenté au Studio P, à Québec. Les gens de chez L’Aérospatial, un magazine dédié aux arts visuels sur les ondes de CKRL 98,1 FM, ont néanmoins profité de sa visite pour réaliser une entrevue des plus intéressantes (et d’ailleurs, l’une des rares que l’on puisse retrouver sur le web) avec l’homme.

Vous pouvez l’écouter via ce podcast sur leur blogue.

Vous retrouverez aussi l’ensemble de son travail sur son site web officiel.

Extrait du documentaire « 24h dans la vie d’un performeur » en cours de post-production sur la vie artistique et privée d’Olivier de Sagazan aka Ods.